(dans la cour) #12 – Ahmad
Je suis né en 1941. A vrai dire sur mes papiers il est écrit 1944, mais je suis né en 1941. Pendant la guerre, les gens prenaient la précaution de ne pas déclarer les petits garçons pour leur éviter d’être sur la ligne de front à l’âge de 17/18 ans, ils préféraient que ce soit à 22 ou 23 ans.
Je suis arrivé dans cet ensemble en 1971. Quand je suis venu dans cet immeuble, l’aspect tour, l’aspect béton, ça me dérangeait, je ne cherchais pas ça, ça m’était imposé pour des raisons de prix. J’ai finalement trouvé un havre de paix ici pendant des années. Pendant quelques années je suis parti de la France, puis je suis revenu. Après j’étais obligé d’être dans d’autres quartiers pour des raisons de sécurité. Je suis venu de nouveau en 1985.
La cour, je ne me l’étais pas appropriée, ce n’était pas un endroit où je vivais. Quand mon fils était petit, il occupait l’espace avec ses copains. A cette époque-là, la population de l’immeuble c’était des jeunes qui avaient des enfants. On était dans la période post 1968. Les gens se mélangeaient beaucoup plus. J’ai vu que la génération de mon fils était la dernière. Après, dans la cour, il y avait une certaine forme de distanciation sociale, culturelle, au sens vrai du terme.
La cour pendant le confinement a permis, d’une certaine manière pour moi, de retrouver l’esprit de quand j’étais venu ici. Avec la famille P. par exemple nous sommes devenus des amis. On a partagé nos souvenirs, nos vies. Et là de nouveau, j’ai vu qu’il y avait un esprit d’ensemble qui s’est initié. Il y a beaucoup d’affinités. Je crois qu’avec le confinement les gens ont commencé à se regarder de plus près, à se rapprocher, ils souffrent de la même chose, ils ont les mêmes angoisses, ils partagent les mêmes désirs, ils se contentent de petits plaisirs et ça c’est assez agréable. Je crois que le virus, nous a permis de nous approprier notre environnement aussi bien social que physique. Avant on était des passagers. C’était un lieu de passage, c’est devenu un lieu de vie. Et ça c’est pas mal.
J’ai l’habitude de marcher : en moyenne pendant la journée je marche 6/7 km. Et là quand il y a eu le confinement je me suis trouvé enfermé. Les premiers jours j’ai essayé de faire tout un tour dans le quartier mais il y avait des restrictions. Je n’avais pas envie, je n’ai toujours pas envie, de me faire une autorisation, ce n’est pas dans ma nature. Donc, je me suis dit : je m’adapte à la cour.
J’ai commencé à marcher dans la cour. Au départ c’était difficile, parce que j’avais un sentiment d’enfermement. Ça m’a rappelé une cour de prison où j’ai passé du temps : après quelques temps dans une cellule individuelle très petite, on m’avait permis de marcher. C’était une cour de 20 mètres…. Cela a réveillé des sentiments un peu difficiles pour moi, mais je me suis adapté et j’ai commencé à avoir les mêmes réactions. C’était fou pour moi parce qu’après plus de 60 ans, j’ai retrouvé les mêmes réactions. C’est-à-dire que si vous êtes dans un lieu d’enfermement, c’est à vous même, à votre tête, qu’il appartient de l’agrandir, avec des petits gestes : ne pas marcher toujours dans la même direction, changer de direction, ne pas regarder le mur en face pour essayer de trouver des petits angles où il y a un changement. Finalement je me suis très vite adapté à l’espace de la cour. Je fais le tour entier, et cela me permet les angles différents.
Ce qui me manque le plus c’est la marche, la nature et la traversée de Paris.
Je dis toujours que j’ai eu une chance unique dans ma vie : je suis né dans une ville qui s’appelle Ispahan. C’est une ville historique, très connue, une belle ville, une ville emblématique. Je suis né dans un quartier ancien, et je traversais le quartier pour aller sur une grande place où se trouvait mon école qui était de l’autre côté de la ville. Je traversais l’histoire et la beauté. A Paris, je traverse toujours l’histoire et la beauté. J’ai pendant toutes ces années, traversé à pieds le quartier du marais, derrière Notre-Dame, pour arriver rue Cujas où il y a ma librairie. Paris c’est une ville qui ne me fatigue jamais, où on découvre tous les jours des petits coins d’œuvre d’art. J’ai un attachement particulier à cette ville, un attachement presque charnel. Je n’hésite pas à dire que c’est une « putain de ville ». Y flâner me manque.
Ahmad, confiné avec sa femme.